N.P, c’est d’abord le titre d’un roman de l’écrivaine japonaise Banana Yoshimoto, publié en 1990. S’y déroulent les énigmes qui entourent un autre texte, éponyme, recueil de nouvelles rédigées en anglais cette fois par un mystérieux auteur japonais, Sarao Takase, émigré aux Etats-Unis. Éminemment troublant, nous y est expliqué que chaque traducteur japonais, arrivé à la quatre-vingt-dix-huitième nouvelle, meure. Éminemment inquiétant, y est relaté que l’inceste circule au cœur des intrigues, unissant de manière scabreuse la plupart des personnages. On aura vite saisi que l’enjeu ici est de pointer, de manière sensible, jusqu’au scandaleux, les liaisons dangereuses au cœur de toute entreprise de traduction. Sans oublier l’entrelacs sophistiqué que dessine la relation entre deux cultures, ici occidentale et asiatique. À ce bouquet de motifs déjà bien touffu, Lisa Spilliaert, pour son premier long métrage, relève superbement le défi d’ajouter l’arabesque d’une autre « translation », celle de l’adaptation d’un texte littéraire au cinéma. Raison pour laquelle, sans aucun doute, elle a choisi de gommer tout son direct. Hormis une splendide bande originale faite de compositions, commanditées pour l’occasion, de Wolf Eyes (fameux groupe noise américain) et d’Asuna (japonais), et d’un fabuleux travail de bruitage, bruissement discret des rumeurs du monde, tous ses dialogues, comme au temps du muet, sont écrits sur l’image. Empruntant autant au mélo qu’à une esthétique de roman photo, Lisa Spilliart navigue avec habileté entre les genres et nous offre un film unique, étonnant, tout de grâce, où il semble, qu’en toute discrétion, elle soit parvenue à mettre beaucoup d’elle-même. (J.-P. R.)
- Compétition Internationale
- 2020
- Compétition Internationale
- 2020
N.P
N.P. s’inspire d’un roman de l’écrivaine japonaise Banana Yoshimoto. Comme avez-vous découvert ce livre, et qu’est-ce qui vous a donné envie de l’adapter ?
J’ai d’abord découvert les livres de Banana Yoshimoto dans la bibliothèque de ma tante lorsque j’étais adolescente, au Japon. J’en ai lu beaucoup, mais N.P. en particulier m’a beaucoup marquée, cette fascination ne m’a pas quittée pendant des années, même après m’être installée en Belgique. N.P. est devenu une sorte d’arrière-plan silencieux à ma propre vie, et j’ai peu à peu redécouvert de nombreux thèmes en lien avec cet intérêt : la traduction, l’opposition entre fiction et autobiographie, la généalogie et les liens de parenté.
L’élément le plus frappant de prime abord dans votre film est le fait que les dialogues ne sont jamais entendus mais lus sur des panneaux, comme dans les films muets. Pourquoi avoir choisi ce dispositif ?
Cette approche permet de mettre l’accent sur la présence physique des mots. Avec une telle abondance de voix, je voulais déstabiliser la réalité cinématographique et faire prendre conscience au spectateur des différents niveaux narratifs.
Toutefois, le film n’est pas complètement muet, on entend des sons en lien avec ce qui se passe à l’écran. Pouvez-vous commenter ce choix ? Comment avez-vous élaboré la bande-son ?
Nous avons d’abord terminé le montage narratif sans le son. Je voulais que le montage image soit bouclé avant de commencer à travailler sur le son. Après avoir déterminé un fil narratif comme point de départ, nous avons réexaminé la structure avec un designer sonore.
L’une des décisions les plus importantes du point de vue de la structure a été d’utiliser un mélange de sons d’ambiance et de bruitages durant les conversations, pour souligner l’idée que toutes les voix ont été volées. Cela dit, ce système n’est pas rigide, nous avons aussi utilisé divers morceaux de musique dans certaines scènes de conversations. Nous avons instauré un silence complet pour la plupart des monologues en intertitres, et les scènes avec le « traducteur » ont encore un autre statut.
Sachant que les acteurs n’allaient pas pouvoir utiliser leur voix, comment avez-vous travaillé avec eux ?
Certaine que leurs personnalités allaient très bien s’accorder aux personnages, j’ai donné aux acteurs une version condensée du scénario et je leur ai demandé de l’interpréter avec leurs propres mots, en leur laissant toute liberté d’improviser. Je souhaitais me concentrer sur les interactions spontanées et la dynamique qui s’instauraient graduellement entre eux, de façon organique.
C’était notamment très intéressant entre les deux actrices principales qui jouent Kazami et Sui : nous avions d’un côté l’allure tranquille de Clara Spilliaert dans le rôle de Kazami, et de l’autre, le délire contrôlé des mouvements de la danseuse Mikiko Kawamura dans le rôle de Sui.
Nous avons ensuite peaufiné le scénario en postproduction.
Vous avez choisi de tourner N.P. en de longs plans, le plus souvent fixes, et en évitant le montage classique. Pouvez-vous commenter ce choix ?
Grâce à l’aide précieuse de l’équipe technique, j’ai pu me concentrer sur la composition pendant le tournage. Mon expérience de photographe explique peut-être pourquoi j’ai souvent recours aux plans fixes. À force de lire N.P. encore et encore pendant des années, j’avais déjà imaginé de nombreuses scènes en détail, ce qui a considérablement facilité la construction et la représentation de l’histoire.
Pour les travellings, j’ai fait confiance à Hiroshi Ashikaga derrière la caméra. Ces plans confèrent au récit une vivacité minime mais cruciale. Une fois toutes les images tournées, j’ai cherché au montage la synthèse idéale pour exprimer le sentiment exact qui émane de l’histoire.
Il semble que la traduction, mais aussi la relation d’une culture à l’autre, soient des enjeux majeurs du film. Pouvez-vous commenter cet intérêt ?
Pendant le montage du texte en postproduction, j’ai eu le sentiment de pénétrer à nouveau dans la forêt de la traduction. J’avais en tête le texte d’origine en japonais, et le dramaturge Sis Matthé avait différentes traductions (en néerlandais, français, italien…) du roman N.P. comme points de référence. Le processus enrichissant de la découverte des différents degrés d’harmonie (ou de discordance) entre l’original et les versions en différentes langues nous a poussés à reconstruire le récit.
Un personnage récurrent intervient tout au long du film pour commenter le phénomène de la traduction. Ces passages contrastent avec les autres scènes, car le personnage regarde directement la caméra, comme une invitation à méditer sur les complexités du langage et de la traduction. L’objectif est de réfléchir à l’impossibilité de retourner à « l’original », un thème reflété par les relations incestueuses entre les protagonistes.
Propos recueillis par Nathan Letoré
- Compétition Internationale
Fiche technique
Belgique / 2020 / Couleur / 2K, Stereo / 60’
Version originale : muet.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Lisa Spilliaert.
Image : Lisa Spilliaert.
Montage : Inneke Van Waeyenberghe, Lisa Spilliaert.
Musique : ASUNA, Wolf Eyes, Stacks.
Son : senstudio, Olivier Thys.
Avec : Clara Spilliaert, Mikiko Kawamura, Saartje Van de Steene, Hiroshi Miyamura.
Production : Escautville.
Distribution : Escautville.
Based on original book BANANA YOSHIMOTO « N.P » Kadokawa Shoten Publishing Co,.Ltd. in Japan ©1990 BANANA YOSHIMOTO / N.P
- Autres films / Compétition Internationale