Un champ : fleurs – jaune – insectes. Le visage d’une femme surgit en gros plan, fixe la caméra ; au son, un chant baroque célèbre Orphée, les arbres et les pierres. Au fusain, la femme dessine à même la roche des postures érotiques, des joutes sexuelles, mémoires de figures mythologiques. Une voix récite le Calypso de Paul Valéry et ses expressions de désir à la fois entier et frustré. Le décor change : un bord de mer et ses humbles habitants : étoiles de mer, algues, conques, mollusques…
A Dança do cipreste ne raconte rien sinon la plénitude du monde. Francisco Queimadela et Mariana Caló, dont on se souvient des splendides The Mesh and The Circle (FID2015) et Sombra Luminosa (FID2018), tissent un réseau d’impressions sensuelles, dans des plans qui semblent n’avoir pour seule motivation que le chant de la nature sous ses formes les plus simultanément ténues et vitales. Les cadres aigus s’accrochent aux détails des formes de vie : ici, des insectes butinent une fleur, là, une main caresse un corail et une bouche se repaît d’un oursin. Le jeu des éclairages se glisse dans le cycle des lumières naturelles : éclat du soleil, reflet de la lune sur la peau des corps enlacés. Les textes littéraires et les compositions musicales appuient la circulation de ce que le montage organise : une célébration de l’élan vital, où la sexualité se fait rapport au monde indistinct de la fertilité, où la vie se démultiplie de toutes les façons. L’art s’y présente pulsionnel, panique : la vie se manifeste partout : il suffit d’ouvrir l’oeil. (N.L.)
Mariana Caló Francisco Queimadela
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- 2020
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A Dança do Cipreste
Votre film fait appel à de nombreux éléments différents. Quelle fut la première impulsion ?
Nous connaissons Mariana Barrote (le personnage féminin) depuis des années, depuis l’enfance et l’université. Nous avions envie de tourner dans sa région, car ces paysages sont très présents dans nos souvenirs et nous y retournons régulièrement, et car Mariana (Caló) est aussi originaire de là. Nous sommes allés à la plage, nous avons exploré l’écosystème marin, longé les champs de maïs et les prés jonchés de pâquerettes – des lieux depuis longtemps, pour nous, synonymes de rencontres fructueuses.
Nous avons eu envie de filmer cette famille parce que nous la trouvions étonnante et très belle à regarder. Henrique nous faisait penser à une figure pasolinienne ou dionysiaque, Artur et Rafael à des enfants sauvages, des sortes de faunes. Quant à Mariana, elle nous a tout de suite inspirés, avec sa façon de se consacrer corps et âme au dessin et à la peinture, et sa manière d’être à l’écoute de ses rêveries et de les intégrer à sa vie quotidienne. Un jour, elle nous a dit qu’elle avait rêvé de nous, et que dans son rêve, nous lui demandions une clé pour pouvoir aller courir la nuit dans la forêt, ce qu’elle trouvait très dangereux. Pour nous, c’était le signe qu’il était temps de lui parler de notre envie de les filmer, librement, en train de découvrir la nature.
Le film est encadré par une composition musicale entendue à deux reprises, la seconde fois accompagnée de sous-titres sur fond noir : quelle est cette composition originale ? Pourquoi la faire entendre deux fois ?
Nous avons eu la chance de pouvoir demander à Eyvind Kang et Jessika Kenney de composer cette musique originale. Nous admirons leur travail depuis longtemps, nous ressentons intimement leur musique et elle nous semblait parfaite pour la direction que nous envisagions de donner au film. Ils se sont impliqués très tôt dans le projet, et nous avons donc pu partager des textes, des images et d’autres références qui ont nourri leurs compositions, même s’ils étaient bien sûr complètement libres de composer comme ils l’entendaient, avec leurs propres idées et paroles. La chanson que l’on entend au début et à la fin du film est l’un des résultats étonnants de ce travail. Les paroles qu’ils ont choisies sont tirées de Astrophil et Stella, un recueil de sonnets de Philip Sidney datant du XIVème siècle, qui suit les divagations d’Astrophil sur l’amour platonique et les pouvoirs ensorcelants de la beauté. Pour nous, cette chanson dresse des parallèles intéressants avec le contenu du film, en évoquant l’entrelacement mythique de la vie et de l’amour, et des visions poétiques de liens impalpables entre les êtres inanimés, sensibles ou insensibles.
Quant à notre décision de l’inclure deux fois de cette manière, nous souhaitions mettre en exergue les notions de cycle, de projection d’un être sur un autre et d’hérédité. Le même champ de fleurs apparaît au début et à la fin, mais alors qu’au départ nous y rencontrons le couple, à la fin nous y croisons les enfants et les fantômes. De même, au début, la musique ajoute une épaisseur supplémentaire aux images et à la relation que l’on perçoit intuitivement entre les personnages à l’écran, mais dans la séquence finale, elle évoque plutôt un espace en dehors et au-delà du film.
Le personnage de la femme artiste, Mariana, est au cœur du film : est-ce que ses dessins, érotiques mais parfois aussi terrifiants, relèvent d’un univers qui préexiste au film ? Comment avez-vous élaboré cette séquence ?
Nous avons étudié la peinture aux Beaux-Arts, et nous avons toujours considéré avec intérêt et curiosité différentes pratiques artistiques, ainsi que l’élan créatif dans divers contextes et périodes. Cet intérêt a occupé une place centrale dans la réalisation de ce film.
Les dessins ont été réalisés pendant le tournage, mais ils reflètent tout à fait le travail personnel de Marina Barrote. Elle approche la vie et la pratique artistique dans un état de semi-conscience, teinté d’onirisme, qui nous a beaucoup inspirés. Ses dessins nous ont semblé essentiels pour exprimer, dans cette séquence, l’idée d’une continuité de l’être et de l’existence à travers l’érotisme, les rêves et la mort, des thèmes récurrents dans notre travail, et qui sont également à la croisée des chemins entre l’art et la vie.
Notre processus créatif part souvent d’un élément visuel ; les prises de vues sont présentes dès les prémices de chaque projet. Dans le cas de ce film, nous avons pu profiter de beaucoup d’espace et de liberté pour expérimenter divers lieux et explorer différents rapports de présence. C’est sur la base de cet écosystème d’images et d’expériences collectées que sont nées les premières séquences et que la vision globale de la structure du film s’est imposée. En passant du temps avec les quatre éléments, de nouvelles directions ont émergé et ont infiltré l’anatomie du film. Par le biais d’un processus d’accumulation, consistant à collecter des matériaux et des expériences pendant deux ans, nous avons pu établir des liens transversaux entre des événements qui se sont produits dans des endroits différents et à des époques différentes. Au fond, nous avons voulu montrer l’univers intérieur d’une personne rêveuse, cet espace fait de projections, de fantasmagorie, de rêves éveillés, de désirs et d’enchantement.
Quel lien faites-vous entre ce personnage et la figure de Calypso, sujet du texte de Paul Valéry lu hors champ ?
Mariana a eu la générosité de nous faire partager les enregistrements de certains de ses rêves, ainsi que des références littéraires personnelles. Calypso faisait partie de ces textes, il nous a semblé qu’il exprimait parfaitement l’érotisme féminin et qu’il ressemblait au personnage, à la fois en tant que femme en quête de plaisir et en tant qu’artiste dont les œuvres sont nourries par sa propre sensualité. Nous avons cherché à exprimer la nature mystérieuse de Calypso, décrite d’une façon quasi impressionniste dans ce poème. Le texte fait découvrir cette nymphe à la beauté mythique, sortie des profondeurs de l’île qui la retient captive, bien qu’elle en émane. Une séquence du film en particulier est inspirée du texte de Valéry, celle où nous suivons Mariana dans un paysage rocailleux, alors qu’elle découvre un écosystème marin composé d’oursins, d’étoiles de mer, d’algues, de crevettes et de bigorneaux. Elle réorganise ce système, comme en un geste divin, et alors qu’elle caresse une anémone de mer du bout des doigts, un lien intime et synesthésique se forme avec son sexe, qui se transforme en son double, Henrique.
Votre film est très attentif à la moindre forme de vie : insectes, coquillages, étoiles de mer… Pourquoi avoir choisi de tels éléments pour représenter la vie ?
Tout le long du film, nous menons une réflexion sur la continuité de l’être et le caractère éphémère de l’existence. Ces petits êtres nous rappellent cette fugacité, mais dans le même temps, ils sont naturellement présents dans des lieux que les personnages habitent. Il y a une relation de fatalité inhérente à chaque être, quelle que soit sa taille. L’étoile de mer était aussi intéressante du fait de ses multiples cycles de reproduction, car beaucoup de spécimens se reproduisent de façon asexuée, par fission, pour produire de nouvelles étoiles (une méthode qui reflète le processus organique si joliment décrit par Georges Bataille dans son livre L’Érotisme), alors que d’autres sont hermaphrodites, une image que peut suggérer la séquence décrite précédemment.
Pourquoi avez-vous choisi ce texte de Bataille, et quels liens faites-vous entre ce texte-ci et les autres ?
Les liens entre les textes présents dans le film peuvent être multiples, mais nous nous sommes surtout intéressés au devenir de l’amour, à la continuité et à la projection d’un être sur un autre, à l’érotisme et à la mort, auxquels l’amour est lié en définitive. Cet extrait est lu par Henrique au moment où apparaissent les enfants, ce que nous envisagions comme une référence au couple en tant qu’organisme en expansion. Nous souhaitions évoquer l’idée de la reproduction et des fantômes de l’hérédité à travers des descriptions de la continuité et de la discontinuité comme événements fondamentaux de la vie de certains êtres vivants.
Il y a de nombreux êtres vivants dans votre film, mais très peu d’arbres : pouvez-vous expliquer le titre ?
Le titre s’est imposé assez tôt dans le processus de développement du film, en 2017. Nous ne savions alors pas encore très bien si nous allions inclure des arbres ou non, mais au fond, nous étions fascinés par la puissance suggestive du mouvement ondulatoire du cyprès, en tant que symbole du passage, de la résurrection et de la vie éternelle.
Propos recueillis par Nathan Letoré
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Fiche technique
Portugal / 2020 / Couleur / HD, Stereo / 37’
Version originale : portugais, anglais.
Sous-titres : anglais.
Scénario, Image, Montage : Mariana Caló, Francisco Queimadela.
Musique : Eyvind Kang, Jessika Kenney.
Son : Luis Henrique Silveira, Mariana Caló, Francisco Queimadela.
Avec : Mariana Barrote, Henrique Ponte da Luz, Artur da Luz, Rafael da Luz.
Production : Mariana Caló & Francisco Queimadela, Ida.
Distribution : Portugal Film (Filipa Henriques).
ENTRETIEN AVEC LES REALISATEURS
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