Ecrite par Jean ou peinte par Giotto, la scène est connue. Deux mains s’avancent vers le corps de Jésus, sa voix retient le geste de Marie-Madeleine : « Ne me touche pas ». Soit, selon Jean-Luc Nancy : « ne me retiens pas, laisse-moi aller, ne pense ni me saisir ni m’atteindre ». Cette prière, ce commandement, Christophe Bisson ne cesse de les filmer sur les visages d’hommes et d’une femme esquintés par des vies qu’ils ont préféré poursuivre en retrait de la société, en marge du monde. Les variations atmosphériques d’un même paysage scandent la succession des portraits : vue d’une ville au loin, perdue dans la brume ou l’obscurité. Entendre la prière, s’abstenir de saisir, c’est faire preuve du plus grand tact dans l’approche de ces vies et la conduite du cinéma : ne rien chercher à comprendre ou expliquer, mais passer du côté des rescapés, se tenir ou marcher à leur côté et recueillir ce qu’ils veulent bien confier des manies et rituels par lesquels ils s’accrochent au rebord du monde. Jouer du piano, caresser des photos, serrer des bouts de pain sec avant de les jeter aux canards, dessiner en psychogéographe poursuivi par des monuments le plan d’un Paris déformé, tracer le trajet d’un fragment de vie sur le fonds blanc d’une carte d’Italie, écrire une lettre à sa sœur pour la rassurer… Tels sont les paradoxes du toucher et de la distance : c’est en filmant au plus près les mains et les gestes que Bisson, sans forcer aucun secret, accède à ces douleurs muettes et parfois murmurées. Mains qui n’en finissent pas de toucher, autant de contacts maintenus avec l’existence, pour malgré tout rester vivant. (C.N.)
- Compétition Française
- 2019
- Compétition Française
- 2019
NOLI ME TANGERE
Noli me tangere évoque des voyages, des errances, des aventures intérieures, comme dans Lenz Élégie (2015), votre film inspiré du roman de Georg Büchner. Qui en sont les protagonistes ?
Les protagonistes résident à la Maison Relais de Colombelles, à côté de Caen. La mission de cette structure associative est de lutter contre l’isolement social en accueillant dans des studios autonomes des hommes et des femmes aux parcours d’errance, d’exclusion, de grande marginalisation, de prison. Il s’agit avant tout de les accueillir tels qu’ils sont, avec leur histoire, leur singularité, leur étrangeté. La Maison Relais n’a aucune vocation à « rééduquer » celles et ceux qu’elle accueille selon un vieux schéma orthopédique consistant à corriger la « personne déviante » pour la réinsérer coûte que coûte, technique qui s’apparente en fait à une forme de dressage social. Les résidents sont accueillis et sont invités à se reposer dans leur appartement, pour un temps illimité, pour un lent travail de reconstruction, de réparation mais aussi de redéfinition de soi. Lenz Elégie traçait déjà des liens entre errance géographique et errance psychique, c’est vrai. Le lien est juste !
Comment les avez-vous rencontrés et choisis ?
Vincent Mégie, que j’ai connu en classe de philosophie dans ma jeunesse, travaille à la Maison Relais en tant qu’éducateur. Il m’a d’abord sollicité pour réaliser un film d’entretiens avec les résidents pour les dix ans de la structure. Au terme de ce projet, nous avons senti que nous pourrions poursuivre cette aventure autrement, en explorant d’autres directions, dans une écoute plus fine de la manière d’être des résidents. Les entretiens font apparaître des motifs biographiques intéressants, c’est sûr, mais on ne parvient pas à toucher « la petite musique » propre à chacun. Il n’y a pas eu de choix : ceux qui voulaient entrer dans le film sont entrés.
Vincent Mégie est crédité comme coauteur. Comment avez vous collaboré ensemble ?
Le film s’est fait dans un dialogue permanent entre nous. On n’a pas écrit le film. Mais on a parlé énormément des lignes de sens, des lignes de fuites, des perspectives à géométrie variable qui se dégageaient des récits des résidents. Lui, menait les entretiens avec les résidents et moi, je filmais en écoutant. Après les séances, on parlait beaucoup des entours, des arrières plans intérieurs, des paysages mentaux brumeux et liquides que distillent les résidents. Il ne s’est jamais agi de saisir nos personnages, de les comprendre et de les thématiser dans un discours sur eux. On s’est intéressé aux espaces et aux paysages mentaux que chacun ouvrait de sa place. Ces réflexions relevaient davantage de la rêverie que de l’analyse.
Le montage nous fait passer d’un personnage à l’autre pour y revenir parfois. Comment avez-vous envisagé la structure de Noli me tangere ?
Il n’y a aucune structure déterminée. Pas de plan, pas de récit. Le montage a consisté en une très lente distillation des dizaines d’heures de rushes accumulées lors de ces trois ans de tournage. Travail presque invisible d’évaporation de la matière qui se précise et ne se manifeste que dans le temps long, dans un laisser être, un laisser advenir. J’imaginais ce film comme un lointain écho d’un paysage de Corot : une brume atmosphérique impressionniste où rien n’est vraiment dessiné et dans laquelle on sent le frémissement de présences moindres qui hantent l’espace, sans poids. Ce n’est donc pas l’idée d’une structure, d’une architecture, qui m’a guidé mais une image floue, mobile, aux contours liquides.
Le film se déroule la nuit ou entre chien et loup. Comment avez-vous travaillé l’image, avec ces hommes ou les paysages de la ville ?
L’intuition première de laquelle nous sommes partis Vincent et moi c’est de filmer des hommes errants, flottant dans des intervalles incertains, au bord du social, au bord du monde. La géographie même de la Maison Relais ouvre cet espace interlope : elle est située à la périphérie de Caen, près d’une ancienne friche industrielle, aux abords d’une zone résidentielle. On est d’emblée situé dans un « entre-espace » comme on dit un entre-deux. La ville apparaît dans le film dans une brume lointaine et crépusculaire, au-delà du périphérique, dans une rumeur sourde de voitures et d’activités urbaines. Quand on se tient sur ce type de lisière ténue, tout flotte dans un espace en apesanteur. Le monde apparaît alors comme un glacis léger, sans épaisseur, au bord de l’extinction. Le film est pour moi comme une épopée dans l’inframince.
Ces hommes sont souvent filmés à travers des gros plans de leurs visages ou de leurs mains au travail. Pourquoi cette approche particulière ?
J’ai abordé les protagonistes par leur simple présence, en deçà des représentations ou des discours construits sur eux. Quand on est pris dans les filets du social on est comme vitrifié par les discours sociaux, psychologiques, politiques qui s’empilent sur soi. Revenir à la présence même, comme les phénoménologues, est pour moi une forme d’ascèse, de dépouillement, de quête de silence, pour retrouver ce qui se donne dans sa nudité, dans sa vibration première. L’émotion essentielle se tient là pour moi.
Comment interpréter le titre du film, Noli me tangere ?
Le titre est venu lors d’une conversation avec Alexandre Le Petit, qui a travaillé le son du film. Il me faisait la réflexion qu’il avait le sentiment d’entrer dans l’univers intérieur, dans la logique singulière et étrange des protagonistes sans jamais avoir véritablement de clés de compréhension. Comme si les personnages s’ouvraient devant nous sans jamais vraiment se laisser toucher, se faire comprendre, mais tout en s’imposant dans leur altérité. Il a eu cette phrase étonnante : « Le spectateur devient minoritaire ! ». C’est absolument ça ! Quelque chose s’ouvre à nous mais ne se laisse pas saisir ; la chose fuit toujours vers son fond propre, hors d’atteinte. Le titre m’est venu alors : Noli me tangere. Le Christ dit à Marie-Madeleine, tendant la main vers lui, pour le toucher mais aussi peut-être pour le retenir auprès d’elle : « Ne me retiens pas, laisse-moi aller, laisse-moi être de passage. ». Ce titre exprime aussi pour moi un geste cinématographique : filmer non pas pour objectiver l’autre, pour le thématiser dans un discours sur lui, pour le ramener à du connu, à du familier, mais au contraire pour le laisser être dans son altérité, pour le rendre à son propre mystère. C’est ce type de cinéma qui m’intéresse.
Propos recueillis par Olivier Pierre
- Compétition Française
Fiche technique
France / 2019 / Couleur /80'
Version originale : français. Sous-titres : anglais. Scénario : Christophe Bisson, Vincent Mégie. Image : Christophe Bisson. Assistant image : Antoine Cordier Assistante Réalisation : Caroline Adam. Prise de son : Thomas Clolus. Montage : Christophe Bisson. Création sonore : Alexandre Le Petit. Avec : Victor Bury, Joël Bossard, Robert Guillard, Gilles Letourneur, Philippe Vacquin, Jean-Raymond Caillot, Patrick Vanier, Philippe Bompain, Vincent Mégie.
Production : Christophe Bisson.
Distribution : Christophe Bisson.
Filmographie : Notes d’un souterrain, 2018. Silencio, 2016. Lenz Élégie, 2015. Sarah(K.), 2014. Entrée des écuyères et des tigres, 2014.
- Autres films / Compétition Française