« Entre le document et le fictif, le brut et le codé, les aléas et le dispositif, bref entre le cru et le cuit, il y a toujours eu court-circuit, raccourci saisissant, impureté ». Ainsi Serge Daney formulait-il, en 1980, la singularité du grand cinéma français. Quarante ans plus tard, Chanson triste est un grand film qui lui donne raison. Cru : pendant un an, Elodie Fonnard, chanteuse baroque et parisienne, a accueilli chez elle et pris soin d’Ahmad, jeune Afghan réfugié en France pour sauver sa vie. Cuit : devant la caméra de Louise Narboni, Elodie et Ahmad rejouent leur vie commune: la découpe des légumes, la préparation de l’entretien avec l’Office des réfugiés, le partage
de leurs cultures respectives, chansons d’Elodie et poèmes d’Ahmad. La vie avec Ahmad inspire à Louise et Elodie un programme musical, que le film développe en contrepoint de la relation entre la chanteuse et le jeune poète. A la fois musical en chambre, mélodrame politique et étude documentaire d’une aventure sentimentale, Chanson triste réinvente le lyrisme du grand lied romantique et moderne : l’expression des sentiments bouleverse parce que leur épanchement est à la fois accentué et contenu par la forme, rythme et mélodie. (C.N.)
- Compétition Française
- 2019
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CHANSON TRISTE
Vous avez déjà réalisé des films musicaux et des captations d’opéra, vous êtes aussi scriptemusicale. Comment ce goût pour la musique a-til donné forme à Chanson triste ?
J’aime beaucoup la musique et particulièrement le chant lyrique que j’ai étudié pendant de nombreuses années. J’ai ensuite été embarquée comme scripte musicale par Olivier Simonnet, un réalisateur qui, apprenant que je lisais bien la musique, m’a proposé de l’accompagner sur de nombreuses captations de concerts de musique baroque. C’est grâce à lui que j’ai rencontré Élodie Fonnard pour la première mise en scène d’opéra à laquelle elle participait. Nous nous sommes ensuite perdues de vue. Elle est devenue soliste et moi, je suis devenue à mon tour réalisatrice. Nous nous sommes retrouvées en 2015 au festival Dans les Jardins, de William Christie, où je la filmais dans de petites formations baroques. En parallèle de ces concerts filmés, j’en ai profité pour lui proposer de réaliser Happy We, un film musical et expérimental. Dès lors, je n’avais plus qu’une idée en tête, faire un film plus long avec elle.
On trouve évidemment beaucoup de chansons dans le film et également des musiques in et off. Comment avez-vous élaboré cette construction musicale ?
Nous avons élaboré avec Élodie le programme des mélodies. L’idée de départ était : une chanteuse classique en a assez du monde clos et précieux dans lequel elle évolue. La politique d’immigration menée par les dirigeants de son pays la répugne. Elle décide de consacrer un peu de son temps à des réfugiés. En parallèle, elle en profiterait pour travailler un répertoire nouveau autour de la guerre et de l’exil. Peu à peu, le film s’est précisé. Élodie a rencontré Ahmad, et nous avons élaboré un répertoire plus doux, composé de berceuses qui s’adressent directement à lui. Il y a aussi beaucoup d’échos entre les textes des chants et le film que j’ai découverts au montage. Quant à Orphée et Eurydice de Gluck, je savais qu’Élodie l’avait chanté peu de temps avant. J’ai pensé que ça pourrait être beau qu’elle évoque avec Ahmad l’histoire de cet amour bouleversant. J’ai ensuite ajouté d’autres musiques au montage. À cette période, j’écoutais en boucle ce dernier mouvement du quatuor de Beethoven par le Quatuor Hagen. J’ai essayé de voir comment il s’intégrerait, et j’ai trouvé qu’il trouvait sa place, renforçant le sentiment mélancolique du film. J’aimais aussi rendre hommage à certains films de Godard où l’on entend beaucoup de quatuors de Beethoven (Prénom Carmen, 1983), et à mon film préféré de Rohmer, Le Signe du Lion (1962), où dans une fête quelqu’un repasse indéfiniment l’un des derniers quatuors.
Chanson triste se présente comme un workin- progress qui constitue le film lui-même, passant de la vie de ses personnages à leur mise en scène. Quel était le projet au départ ?
Notre désir à Élodie et moi était de faire un film politique et musical. Les choses se sont concrétisées une fois qu’elle a rencontré Ahmad via une association d’aide aux réfugiés. C’est un petit miracle que par le plus pur des hasard Ahmad ait été lui aussi chanteur. Ils ont appris à se connaître en se chantant des chansons, baroques pour elle, pachtounes pour lui. Ensuite, il a fallu tourner très vite, nous ne savions pas si Ahmad allait pouvoir rester en France. Nous avons tourné quasiment sans scénario, en improvisant les scènes en fonction de ce qu’ils avaient plus ou moins vécu ensemble. J’ai commencé le montage du film. Ahmad a obtenu la protection subsidiaire pour une année. Cela nous a beaucoup soulagés, et nous a permis de continuer le film. Nous avons retourné quelques séquences en fonction de ce dont je m’apercevais qu’il manquait au montage, notamment les scènes les plus dramatiques que nous n’avions pas osé aborder au tout début.
La souffrance des histoires vécues est mise à distance par les acteurs la jouant, comme cela est dit. Comment les avez-vous dirigés ?
Nous avons tissé avec Élodie une relation amicale forte. Et avec Ahmad, nous nous sommes tout de suite très bien entendus ; le tournage s’est organisé rapidement. Tout s’est passé de manière très gaie. Il faisait beau, les chants résonnaient dans la maison, Ahmad se révélait un acteur né, il exigeait de moi, un « action » (en anglais !) sinon refusait de jouer ; quant à Elodie, elle était très à l’aise, habituée à incarner des personnages. Nous étions tous trois soudés ainsi qu’avec Raphaël O’Byrne, le chef-opérateur, et Hélène Martin au son, par la même envie de faire ce film qui serait sans doute grave mais qu’il fallait fabriquer dans une certaine forme d’insouciance.
Pourquoi avoir opté pour un récit en voix off rétrospectif porté par la voix d’Élodie Fonnard ?
Élodie, après le choc du tournage de la scène de déclaration, qui les a d’ailleurs un temps éloignés l’un de l’autre dans la vie, m’avait dit qu’elle allait écrire une lettre à Ahmad pour lui répondre, et que cette lettre pourrait apparaître à la fin du film. J’ai alors pensé qu’elle ne devait pas apparaître qu’à la fin, mais faire partie intégrante du film, qu’il fallait qu’Élodie prenne en charge la narration du film, que sa lettre devienne une véritable voix off dans laquelle elle pourrait révéler ses doutes, faire des aveux, s’interroger. Le film devenant alors une véritable introspection du personnage féminin.
Vous tournez souvent des plans fixes avec des cadres très composés. Pourquoi ce choix ?
S’il y a bien une chose dont j’étais certaine, c’est que je souhaitais faire ce film avec une base documentaire importante, à la manière d’une fiction. Je voulais que ce soit un huis clos remis en scène avec les personnes réelles, jouant ou rejouant des situations plus ou moins vécues. J’avais envie effectivement que les cadres soient assez composés, et comme tout était rejoué, nous pouvions nous le permettre.
Propos recueillis par Olivier Pierre
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Fiche technique
France / 2019 / Couleur / 66'
Version originale : français, anglais, pachto. Sous-titres : français, anglais. Scénario : Louise Narboni, Elodie Fonnard, Ahmad Shinwari Image : Raphaël O’Byrne. Montage : Louise Narboni. Son : Hélène Martin, Antoine Martin, Lucien Richardson. Avec : Elodie Fonnard, Ahmad Shinwari.
Production : Mélodrama (Aurélien Deseez).
Distribution : Mélodrama (Aurélien Deseez).
Filmographie : Les grands fantômes (co-réalisé avec Yoann Bourgeois), 2019. Ce que je m’ai souvenu, 2017. Happy We, 2016. En présence des clowns, 2015. Let’s dance an opéra, 2014. Après un rêve (co-réalisé avec Julie Desprairies), 2012.
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