Soit un désir, prospectif, affiché en amorce : « imaginons une terre qui voudrait se défaire du régime de la propriété ». La propriété ? Depuis quand ? Comment ? Où ? Quelles en sont les implications ? C’est l’objet de l’enquête menée par Marwa Arsanios, quatrième volet de son minutieux travail au long cours au titre générique de Who is Afraid of ideology?. Après être partie sur les traces d’expériences féministes d’autonomie communautaire au Liban, au Kurdistan et en Syrie (Who is Afraid of idelogy? I&II, FID 2019) voici une hypothèse de fiction spéculative lancée à partir d’un bout de terre du Liban, la saignée d’une carrière. Un coin de terre d’où quelques comparses lancent ce postulat, et déplient peu à peu des histoires de domination et d’exploitation. Cette terre a une histoire administrative, juridique, géologique et biologique mouvementée. C’est d’abord la domination des empires (ottoman, français) sur les peuples colonisés, avec leur lois, mais aussi celle des humains sur la terre. Et poursuivant l’hypothèse d’abolition, qu’en serait- il de réhabiliter du commun ? Briser la chaîne des propriétés ? Marwa Arsanios saisit l’occasion de ré-imaginer les liens avec la terre, toutes formes de vie comprises. Question d’image donc, et de point de vue, comme le suggère cette caméra mobile, qui serait le point de départ d’un regard débarrassé d’une forme d’anthropocentrisme. À l’instar des images numériques, en amorce et clôture, qui font office de parenthèses rendant possible cette fracture dans la marche du monde comme dans la pensée. Question d’histoire aussi, reprise sous un autre angle, et des ouvertures et des possibles que propose son contrechamp, comme l’indique le titre.
(Nicolas Feodoroff)
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WHO IS AFRAID OF IDEOLOGY? PART 4 REVERSE SHOT
Marwa Arsanios
Entretien avec Marwa Arsanios
Vous poursuivez votre enquête au titre générique WHO IS AFRAID OF IDEOLOGY?. Après notamment avoir centré votre recherches sur différentes communautés de femmes, vous enquêtez cette fois-ci au Liban, avec comme question centrale le principe de propriété. Comment est né ce chapitre ?
Ce chapitre est né des chapitres précédents, ainsi que d’une longue recherche parallèle. Les communes et les coopératives avec lesquelles j’ai travaillé sont elles-mêmes en train de redéfinir la notion de propriété, soit à travers des pratiques féministes, soit avec des stratégies agricoles et autres. Donc ce nouveau chapitre est né à partir de ces rencontres.
Vous vous centrez sur un endroit précis, une carrière. Pourquoi ce lieu spécifiquement ?
C’est un lieu que je connais bien puisque mon père vient de cette région. Bien que je n’aie pas grandi là-bas moi-même, j’y ai passé un peu de temps et je connais la fabrique sociale. Ce qui a aidé à entreprendre une initiative assez compliquée qui a demandé beaucoup de négociations. Ça demande aussi de bâtir une confiance avec les personnes engagées dans le processus de communalisation. Pour cela, et pour faciliter le processus, je me suis dit que c’était bien de commencer dans une localité familière, et où les gens m’accueillent spontanément. Toute l’idée de transformer une propriété privée en une non-propriété est très expérimentale, donc nous avions besoin d’un support social pour créer ce précédent.
À partir de là vous développez votre recherche, dans différents domaines : histoire, droit, biologie… Comment cela s’est élaboré ?
En fait, le projet contient ces formes de savoirs différentes. Nous avons travaillé avec la coopérative agricole au Liban « Soils Permaculture Association » ainsi qu’avec l’avocate Maya Dghaidi et l’historien Wissam Saade pour rassembler plusieurs perspectives sur la question de la propriété. Nous réfléchissions à tous ces niveaux, d’un point de vue théorique et pratique à la fois. Puisque c’est un processus légal et aussi agricole dans le sens de la réhabilitation du terrain. On réalise à quel point les savoirs techniques et philosophiques s’entremêlent. Ainsi que les différentes catégories de savoir. Il était nécessaire d’avoir une compréhension globale sur la question de la propriété.
Vous y mettez en scène plusieurs figures, notamment l’arpenteur, et des lecteurs et de lectrices, qui forment une communauté. Comment s’est imposé ce choix ?
Ça s’est développé organiquement à partir de longue conversation que j’ai eue avec l’historien Wissam Saade. Afin de vraiment changer notre perception et notre relation au terrain et à la terre, et aussi de sortir d’un paradigme qui ne permet qu’une relation de propriété, nous avions besoin de repartir vers une histoire des différents Codes des terres durant l’empire Ottoman. Il était également nécessaire de procéder à une généalogie de la propriété privée d’un point de vue philosophique, ainsi que d’un point de vue historique dans la région du mont Liban. Ces recherches ont pris en partie la forme de dialogues, d’entretiens et de conversations. Donc cela avait vraiment du sens d’écrire le script de la même manière. L’idée qu’on réfléchit toujours en communauté, à plusieurs et qu’il y a une espèce d’intelligence collective, qui nous mène et par laquelle on est mené, est vraiment importante.
Il y est aussi question dans le film de point de vue et de regard, envers les lieux et envers la nature, comme semble en témoigner ce que vous dites des fantômes des êtres qui ont habité cette terre. La nécessité de sortir de l’anthropocentrisme ? Le “Reverse Shot” du titre ?
Oui, dès qu’on s’approche du sol, on dirait qu’il y a des milliers d’autres sols souterrains qui se révèlent pour raconter une nouvelle histoire. Le sol ainsi que les sédiments sont les témoins d’une histoire qui n’a pas encore été écrite ni dite oralement. Je pense que le “Reverse Shot” qui est un mécanisme cinématographique joue un rôle essentiel dans le film. Il nous guide vers ce qui n’a pas été raconté et vers une histoire plutôt silencieuse. Mais aussi c’est une action, l’acte de revenir en arrière tout en avançant. Donc le mouvement de l’Histoire devient moins défini. On revient vers une histoire ottomane ou la notion de la propriété était différente. On revient vers une histoire du sol et de la terre, ainsi que vers une histoire légale où la propriété commune était la plus répandue. La nécessité de retrouver une autre histoire qui existait.
On voit au cœur du film une caméra, œil mécanique et machine automatique. De même, le film s’ouvre et se ferme sur des paysages en images de synthèse. Le sens de ses séquences pour vous ?
Je pense que tout l’appareil cinématographique devient un protagoniste dans le film. Notre relation contemporaine à la terre est une relation satellitaire. La question de la propriété ne pourrait pas être complète sans cette réflexion sur l’appareil comme moyen d’appropriation. L’appareil qui n’est pas séparé de la colonisation des cartes géographiques et de la conquête. Je pense que c’est un outil qui se trouve au cœur de la question de la propriété. Les images de synthèse font partie de cette réflexion-là. La terre comme objet mais aussi la terre comme lieu d’un nouvel imaginaire possible. Finalement, ce projet réfléchit au sens de l’imagination. Une imagination légale, historique, agricole, géologique et finalement une imagination à travers les images.
Propos recueillis par Nicolas Feodoroff
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Fiche technique
Allemagne, Liban / 2022 / Couleur / 35’
Version originale : arabe, anglais
Sous-titres : anglais
Scénario : Marwa Arsanios, Wissam Saade
Image : Mazen Hachem
Montage : Katrin Ebersohn
Musique : Rabih Beaini
Son : Katrin Ebersohn, Jochen Jezussek
Avec : Salma Said, Nancy Nasseredeen, Nagham Darwich, Mohammad Shawky Hassan, Mohammed Blakah
Production : Marwa Arsanios.
Filmographie :
Who is Afraid of Ideology? part 3 Micro Resistencias, 2020
Who is Afraid of Ideology? part 1&2, 2017-2019
Amateurs, Stars and Extras or the Labor of Love, 2018
Falling is not Collapsing Falling is Extending, 2016
Olga’s Notes or Learning to Dance, 2015
Have you Ever Killed a Bear or Becoming Jamila, 2014
I’ve Heard 3 Stories, 2009
I’ve Heard Stories 1, 2008.
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