Una sombra oscilante s’inspire des photographies de votre père pour engager un dialogue à la fois ludique et profond avec lui sur les images, leurs limites et leur puissance. Comment ce projet a-t-il vu le jour ? Quelle a été votre première impulsion, de quelle nécessité est né le film ?
Le projet, avant de devenir un film, était une installation et un livre. La réunion de tous ces éléments a une origine commune qui naît du désir de me mettre en contact et en dialogue avec les images d’une archive qui font partie intégrante de ma vie (car ce sont des images prises par mon père et qui ont accompagné mon enfance et ma vie au fil des années), mais elles transcendent ce rapport particulier et captent mon intérêt car je les comprends comme des structures ouvertes et vibrantes capables de dialoguer avec mon présent. J’ai commencé à travailler avec tout cela après avoir quitté le Chili, c’est-à-dire à une certaine distance inévitable et probablement nécessaire pour rétablir un contact, pour pouvoir revenir vers elles.
L’idée décisive, qui détermine à la fois la forme et le contenu du film, est de vous situer, vous et votre père, tout au long du film dans une chambre noire, l’endroit où les images sont développées. D’où vous est venue cette intuition ? Pouvez-vous commenter cette décision ?
Cet espace m’est apparu de manière très naturelle car c’est un territoire commun entre mon père et moi depuis que je suis petite. Dans chaque maison où nous avons vécu durant mon enfance, nous avons essayé de créer une petite chambre noire où développer ensemble, aussi précaire soit-elle. Imaginer une conversation avec lui dans cet espace était donc inévitable, car c’est un espace des possibles où notre rencontre peut avoir lieu. Mais cette intuition est aussi de défendre l’obscurité comme un territoire ouvert et expansif, et cette possibilité « élastique » m’a permis d’approfondir et de penser le travail avec les surfaces et la matière de façon amplifiée et spéculative. D’une certaine manière, l’obscurité de cet espace me permet d’imaginer que ses bords et ses limites sont indéterminés, diffus et instables, et que peuvent y naître d’autres conditions d’apparition.
Cette décision a une conséquence importante : elle induit une autre manière de regarder les images prises par votre père, qui était à la fois photographe et opposant au régime de Pinochet. Une autre manière de revenir sur ce passé politique depuis le présent. Quelles étaient vos intentions à cet égard ? Et comment ont-elles influencé la réalisation du film, notamment la manière dont vous avez présenté les photos de votre père ?
Pour moi, les images sont des surfaces ouvertes. Bien que celles-ci se réfèrent à un moment spécifique très décisif de l’histoire de mon pays, je pense qu’elles peuvent toujours offrir d’autres ouvertures, et dans cette sorte de performativité, se disposer à la rencontre avec le présent. Mon désir de me trouver parmi elles, de les observer à nouveau, de les décrire, les analyser et les convoquer ne réside donc pas dans la recherche d’illustrer un passé révolu, mais d’imaginer leur matière – encore – vibrante, en introduisant peut-être d’autres structures autour d’elles qui inscrivent en elles de nouvelles possibilités, qui les intègrent à nouveau, au flux quotidien de nos réalités, comme partie d’une chorégraphie où elles se touchent et s’altèrent mutuellement avec le présent. Dans le film, donc, bien qu’il y ait des moments où l’on parle des images d’archive au passé, elles sont généralement introduites dans un temps verbal présent, comme partie d’un dialogue en cours qui ne veut pas seulement montrer et parler de ce qui a été ou de certaines conditions de production (qui sont, certes, remarquables), mais aussi de ce qui est en condition d’être.
Ombre et lumière : votre beau titre exprime leur relation, mais en inversant l’expression habituelle, en considérant que c’est l’ombre qui vient en premier, que c’est l’ombre qui oscille, et non la lumière. Cette idée gouverne tout le film, notamment la manière dont votre père est représenté. Pouvez-vous commenter cet aspect ?
Tout au long des dialogues avec mon père et de la relation avec ses images, il y a toujours eu l’idée du mouvement, et l’intention du titre cherche, par les mots, à accueillir cette vibration : celle de quelque chose qui bouge, qui se déplace, qui apparaît à la surface de manière intermittente, qui élabore une trajectoire et qui, dans ce transit (qui inaugure également un rythme), se transforme. Il y a aussi le désir de défendre l’opacité et l’obscurité, contre la tyrannie totalisante de la transparence qui capte tout et montre tout, et plutôt donner de l’espace à quelque chose qui est en voie d’émergence, comme sur le bout de la langue, quelque chose en formation de manière instable, indéfinie. Comme les ombres qui élaborent diverses formes pour le contour apparemment stable des choses. C’est un titre très matériel aussi, qui veut embrasser le concret sur lequel le film est fabriqué, et y croire fermement, faire confiance à la matière. Et les manières de représenter mon père cherchent tout cela aussi, parler de l’amour pour ce qui ne parvient pas à se décrire entièrement, pour ce qui se disperse et se réfracte, ce qui ne se découvre ni ne s’identifie complètement.
Contrairement à une conversation informelle, le dialogue, bien que semblant spontané, est extrêmement construit, précis et articulé. C’est évidemment le résultat du montage, mais pas seulement. Comment avez-vous travaillé avec votre père pour développer ce dialogue, cette réflexion à deux ?
Avec mon père, nous avions commencé à enregistrer des dialogues depuis plusieurs années. De temps en temps, je proposais des conversations improvisées qui ont beaucoup aidé pour que je puisse ensuite imaginer de nouvelles façons d’approche et aménager des espaces d’indétermination. Je lui ai proposé que pendant le tournage, nous ayons des sessions où nous enregistrerions uniquement nos conversations au son. Cela était subordonné à des conditions spécifiques de production (nous avions très peu de pellicule pour tourner) mais aussi à certaines conditions d’intimité et de confiance. Mon père voulait que nos conversations se fassent en privé, alors nous avons élaboré un système dans lequel nous nous enfermions tous les deux dans sa chambre pendant quelques heures, tandis que Roberto, le preneur de son, nous surveillait de l’extérieur.
Nous commencions toujours par des jeux, qui sont une façon avec laquelle nous avons appris à interagir depuis toujours dans une relation mutuelle, quelque peu rythmique, en allers-retours. À travers les jeux, en faisant des comptes de nombres ou en indiquant les étapes du processus de développement, par exemple, j’essayais d’ouvrir une brèche pour introduire d’autres questions, d’autres listes, d’autres jeux. D’une certaine manière, il s’est approprié ces exercices en cours de route. Ainsi ont surgi des jeux d’imagination avec les yeux fermés, des chansons, et un amour pour le flux de nos paroles mais aussi pour ce qui n’y émergeait pas : cette manière de parler, de permettre notre rencontre, était aussi une manière de prendre soin de lui, car dans ce contexte, sans une caméra devant lui, il pouvait, par exemple, décider de mettre fin à une conversation, de terminer un dialogue sans la pression d’une équipe complète le regardant. Le film s’est souvent plié à ce qu’il a défini comme limite, traçant son univers possible.
Pouvez-vous parler de la composition sonore, qui est très riche et inventive ? Comment et dans quelles directions la bande sonore a-t-elle été composée ?
Ce processus, mené avec Julián Galay, a été merveilleux et plein de découvertes dans les petites choses, dans l’attention aux détails minuscules. Mon intention n’était pas de « sonoriser » les images d’archive ou d’alimenter l’obscurité avec les sons de ce qui devrait s’y trouver mais ne peut être vu, mais d’exploiter cet espace comme un territoire expansif et libre où construire, par moments, un monde autre, convoqué, pour le coup, par les matériaux, les choses, les surfaces forgeuses de réalités. Pour cela, nous avons travaillé sur une série de sons enregistrés lors du tournage avec Roberto Collío, puis avec Julián, avec qui nous avons enregistré le son des machines du laboratoire, des appareils photo, de l’eau qui goutte, des interrupteurs de lumière, des petites choses dans une pièce, des allumettes s’allumant et s’éteignant, des choses que nous laissons tomber maladroitement lorsque nous sommes dans le noir, du frottement des bacs et des bouteilles de produits chimiques, du contact avec le papier et la lumière. Pendant le processus, nous avons établi des formes de dialogues sur la façon dont la lumière sonne, comment peut être un son éblouissant, quels sons oscillent et lesquels restent. D’une certaine manière, je pense que nous avons fait avec le son quelque chose de similaire aux manières de travailler avec la lumière.
On peut imaginer un processus de montage très long et difficile. Pouvez-vous en parler ?
Le processus de montage a été long et sinueux car nous avons décidé d’emblée de ne pas suivre le traitement qui avait été écrit comme guide pour le tournage et de faire confiance, à ce stade, à ce qui pouvait apparaître à travers le contact entre les images filmées et les sons enregistrés.
Mayra Morán, la co-monteuse, est intervenue dans cette première étape pour travailler avec les matériaux et ma proposition était qu’elle le fasse de manière libre, en se permettant de trouver des contacts et des résonances qui m’étaient jusqu’alors insoupçonnés. Après ce processus, j’ai monté moi-même pendant environ un an, et peut-être parce que je viens des arts visuels et que ma relation avec le montage est beaucoup plus dispersée et déstructurée, j’ai monté le film sans trop de clarté sur où il se dirigeait en cours de route. Dans ce sens, pendant ce long processus, je suis allée et revenue de nombreuses fois. Il y a eu de nombreuses versions et je me suis permise en chemin de développer diverses dérives jusqu’à comprendre lesquelles faisaient partie de l’univers du film et lesquelles devaient rester en dehors. Ainsi, également, dans cet exercice de montage créatif, sont apparues ce que je définis comme des « petites fictions », où le personnage de mon père se détache de ses propres conditions biographiques et peut vibrer même dans un autre genre qui forge d’autres réalités.
Entretien mené par Cyril Neyrat