Dans quel contexte est né ce film ?
Il y a quelques temps déjà, je me suis rendue dans le Nord de la France pour présenter mon travail dans un collège. Suite à cette à présentation, j’ai rencontré quelques adolescents, dont Chaïnes, que j’ai croisée au détour d’un couloir. J’ai vraiment eu une sorte de flash pour cette jeune fille. Peu de temps après, j’ai proposé un atelier de cinéma dans ce collège et elle est venue y participer. Pendant quelques mois, je suis venue très régulièrement à la rencontre de ces jeunes, en essayant de voir ce qui les intéressait et très vite nous en sommes venus à parler des rapports amoureux et de ce que c’était pour eux de tomber amoureux.
Par la suite, j’ai rencontré le grand frère de l’une des participantes, Hugo, qui est venu une fois à cet atelier voir comment ça se passait. Il m’a intriguée dès le départ parce qu’il avait un comportement complètement différent des autres adolescents. Il était mature, très posé dans le langage. A un moment donné il m’a emmenée dans son endroit, et son endroit c’était un terril à proximité où il passait toutes ses journées à pêcher. Un beau jour, Hugo est venu me voir et il m’a dit : « Je suis amoureux de Chaïnes, j’aimerais que tu filmes ma déclaration. » Et c’est là que mon projet s’est complètement transformé : pour moi, il était devenu clair qu’au vu son geste, de sa confiance, j’avais désormais un film dont le point de départ allait être sa déclaration d’amour. Il avait compris la puissance que le cinéma pouvait avoir sur la vie, littéralement.
Le jeu des jeunes acteurs est central dans Tendre : comment avez-vous travaillé avec eux ? Ont-ils par exemple été impliqués dans l’écriture des dialogues ? La conception du scénario
?
Oui et non. D’un côté j’ai vraiment suivi au jour le jour l’évolution de la relation amoureuse entre Chaïnes et Hugo. Après, au tournage, il y a bien sûr de la mise en scène qui entre en jeu, à différents niveaux, suivant différentes modalités. J’ai beaucoup parlé avec Hugo en amont des scènes filmées pour savoir ce qu’il voulait raconter à Chaïnes. Je me suis basée sur ce qu’il avait envie de lui dire, de faire. De même pour Chaïnes, ou Mia, je rebondissais sur leurs propositions, leurs envies. Ou bien parfois, je les laissais complètement libres de vivre le moment.
Moi même, suivant les scènes, j’ai adopté des manières de faire très différentes : cela pouvait aller de la captation pure de l’instant jusqu’à un dispositif où je pouvais intervenir et les diriger à la voix, comme lors d’une dispute, où j’ai presque joué les entremetteuses, pour faire en sorte qu’ils se reparlent alors qu’ils n’arrivaient plus à communiquer.
Grâce à Hugo, j’avais la chance de capter le déroulement d’une histoire d’amour et ses aléas, et j’ai eu envie de porter sur elle un regard rétrospectif, en filmant aussi l’après-coup. Le film s’appuie donc sur un présent qui est en fait le « temps d’après », alors que l’histoire d’amour elle-même est déjà passée. Ce temps d’après, c’est la discussion entre Hugo et Mia, la petite fille blonde, qui nous permet de faire revenir l’histoire d’amour sous forme de flashback. C’est sans doute toutes ces approches hétérogènes qui font du film quelque chose d’hybride.
Dans le film, parfois les corps sont très présents, et parfois ils ne sont pas là du tout, mais j’avais envie que l’on soit très proches d’eux. Alors j’ai choisi d’enregistrer des scènes sonores sans image, et de manière spatialisée. Ensuite au montage, j’ai réinstallé ces conversations dans les décors : je voulais que le spectateur puisse se mettre à la place de Chaïnes et Hugo. Qu’on soit avec eux, à cet endroit-là, à les écouter parler.
En contrepoint de l’intrigue amoureuse principale, on trouve aussi Mia (qui a des dialogues importants) et le petit frère (qui n’en a pas). Pourquoi avoir accordé une place à ces figures ?
La petite fille blonde, Mia, est la confidente d’Hugo. Les autres enfants que l’on voit sont ses frères et sœurs, et elle est l’aînée de la fratrie. Pour moi, elle incarne une sorte de double de Chaïnes, mais elle n’a pas du tout le même rapport à Hugo. C’est avec elle qu’il partage sa passion de la pêche. Elle n’est pas encore prise dans des rapports de séduction, elle n’est pas encore en âge de vivre des histoires d’amour, et pourtant elle a une science de l’amour et de la vie que j’ai tout de suite trouvée incroyable. C’est une petite fille très vive, qui apporte un éclairage à Hugo sur ce qu’il a vécu, car elle a été témoin de toute cette histoire depuis le début. Mia est pour moi le pendant solaire et insouciant de Chaïnes. Elle est dans un rapport très libre à qui elle est et à ce qu’elle aime, à son désir. Alors que Chaïnes, plus lunaire, est dans un rapport secret aux émotions, et à ses propres sensations.
Par ailleurs, ce qui m’a frappé chez ces enfants, c’est aussi leur rapport au corps qui est très fort. Un côté animal et très vivant, très joyeux. Sans peur. Je voulais absolument filmer ce contrepoint, avoir d’une part le côté « laborieux » de la parole de ces deux amoureux qui ressassent, qui se cherchent, se tournent autour, et d’autre part, le côté très corporel, un peu sauvage, de ces enfants.
Le décor de l’étang occupe une place matricielle, autour de laquelle toute la construction tourne. Pourquoi ce choix d’un décor unique et central ?
J’essaie toujours de m’adapter aux gens que je filme, et donc à l’endroit où ils se sentent bien. A partir de là, je développe ma manière de filmer. Il se trouve que Hugo passait toutes ses journées à contempler l’étang, à guetter le poisson. Comme c’était son endroit, sa place, mon dispositif s’est articulé autour. Il était un point d’ancrage dans le lieu. Il était le seul qui, parce qu’il pêchait, ne bougeait pas pendant des heures alors que les enfants s’agitaient autour de lui, partaient et revenaient quand bon leur semblait. L’étang est un endroit de circulation des énergies, un lieu de vie. Et puis il est aussi chargé d’inconnu, de mystère. La pêche, c’est un moment d’attente où l’on espère qu’il se produira quelque chose. La nuit, il se charge d’un autre imaginaire : on ne sait pas ce qu’il y a sous la surface, ce qui va surgir.
On ne voit jamais le terril en entier, on le devine. Immédiatement quand j’ai découvert cet endroit, j’ai été fascinée par cette terre noire et je crois que ça a renforcé mon désir d’abstraction. Il y a aussi la carte du Tendre, qui m’est revenue en mémoire au tout début du tournage. Cette carte, imaginée par les Précieuses au XVIIème siècle, cherche à définir les étapes de la conquête amoureuse. J’ai trouvé une résonance entre cette carte et la manière dont je voulais filmer ce lieu, en aplat, de manière abstraite.
La lumière y est aussi fondamentale : pourquoi avoir choisi de filmer presque exclusivement en fin de journée ?
C’est quelque chose que j’avais imaginé dès le départ : filmer les enfants sur plusieurs fins d’après-midis, dans le terril, en favorisant les heures « entre chien et loup ». J’avais le désir de métamorphoser ce lieu, c’est-à-dire de le rendre un peu magique. La lumière entre chien et loup crée une atmosphère, une couleur. C’est un moment de bascule qui nous emporte du côté de la liberté et de l’inquiétude. Lorsque la nuit tombe, c’est une zone d’inconnu et de trouble qui s’ouvre. Par ailleurs, pour que cette relation amoureuse puisse se déployer, j’avais le sentiment qu’il fallait une forme d’intimité que seule la nuit apporte. À la nuit tombée, il y a quelque chose qui se dénoue, se relâche : le rapport au corps et à la présence change. Et puis les adolescents sont habités par la nuit alors j’avais envie, par ce tournage, de leur y donner accès.
Propos recueillis par Nathan Letoré