• Compétition Flash

SHURUUK

Amie Barouh

Un amas de couvertures filmé à hauteur de lit apparait dans une chambre aux couleurs délavées. Des vues morcelées s’enchaînent, laissant deviner les conditions d’existence fragiles de personnes installées dans les décombres d’une périphérie. Une prière en roumain signale leur origine. Un avion passe dans le ciel et nous voilà transporté·es dans un défilé aux couleurs chatoyantes dans les rues d’Okinawa, avant d’atterrir chez un apiculteur en Ariège. L’artiste franco-japonaise Amie Barouh réunit dans une forme de journal filmé fragments de biographie et bribes de conversations récoltées au fil des ans et de ses déplacements, essentiellement auprès d’ami·es Roms avec qui elle a vécu. Par un montage frénétique, Shuruuk, qui signifie littéralement « levé à l’est », tisse un voyage onirique qui suit le mouvement du soleil, du Japon en Tunisie, de Palestine aux quatre coins de la France. La caméra furète dans les plis du réel pour cueillir les visages de celles et ceux avec qui l’artiste navigue, témoigner de la lutte pour leur survie quotidienne comme de manifestations plus particulières face à l’oppression de l’État. Amie Barouh entrelace aux éclats impressionnistes des sursauts d’une autre gravité : violentes et soudaines interventions policières, qui prennent corps dans le mouvement du film, porté par un élan vital manifeste. Le morcellement de Shuruuk reflète la perpétuelle reconfiguration à laquelle la vie de tous ces êtres est soumise, humains, animaux, à l’image de ces abeilles qui essaiment tandis que résonnent les paroles tendres de Pierre Barouh : « Aujourd’hui je suis ce que je suis, nous sommes qui nous sommes, et tout ça c’est la somme du pollen dont on s’est nourri ».

Louise Martin Papasian

Vous avez réalisé Shuruuk à partir d’une grande variété d’images tournées entre 2018 et 2024. D’où provient cette matière ? Quelle impulsion a mené la réalisation de ce film ?

J’ai commencé le travail autour du film quand j’étais en résidence à Tunis au 32 bis en avril 2023. C’était un moment où je rassemblais mes photos, mes écrits depuis à peu près cinq ans. J’achetais des journaux tous les jours, dont le quotidien « El Shuruuk ».
J’ai commencé à réécrire le journal avec mes histoires, et mes expériences, ça devenait un peu mon journal. En rentrant à Paris, j’ai continué le travail, mais cette fois avec les films. J’ai dérushé toutes les images que j’avais prises depuis 5 ans, que je filmais quotidiennement. J’ai observé tout ce qui se répétait, ce qui devenait apparent en les mettant sur une même timeline, pour laisser les images vivre ensemble.
Il n’y avait pas d’impulsion particulière sauf celle de découvrir la matière que je filme le plus souvent spontanément, pour la comprendre.

Dans cette profusion d’images, des motifs et des lieux se répondent dans un jeu d’échos. Quelles idées, intuitions ou principes vous ont guidé ?

Quand j’ai commencé à dérusher, j’ai créé plusieurs dossiers avec des couleurs pour y classer mes images selon leur atmosphère sensorielle : en rouge, feu – vert sur eau – air – sous l’eau noir – aube – et d’autres… Une fois que j’ai tout classé, j’ai pu trouver une suite logique, qui se formait d’elle même, dans une spirale évolutive qui mettaient les images en correspondance. J’ai monté sur deux écrans, puis, toujours sur une même timeline, j’ai observé ce qui s’écrivait et, petit à petit j’en ai modifié l’ordre. Il m’arrivait de déconstruire pour reconstruire à nouveau jusqu’à trouver le film.

Le titre offre plusieurs significations. Pourriez-vous l’expliciter ?

La première raison vient du titre du journal tunisien « El Shuruuk ».
Aussi, « Shuruuk » veut dire littéralement : lever du soleil à l’est.
Pour moi, le film entretient un rapport au rêve. Il le devient dans la manière de créer des liens, de se perdre entre les temps et les lieux, dans les couleurs et les mouvements. C’est une dimension importante. Et je cherche à trouver, avec précision, des liaisons et une narration qui ne s’expriment pas, en premier lieu, avec des mots mais par des sensations.
Bien sur, le son constitue une part importante de ce travail.
Avant l’aube, c’est le moment des rêves, que ce soit la fête, ou que l’on dorme.
C’est une parenthèse de vie dans cette course interminable, c’est la survie.

Shuruuk s’ouvre dans l’intimité d’une chambre avec des enfants et se clôt dans un chambre d’hôpital où une jeune femme vient d’accoucher. Pourriez-vous revenir sur cet espace et sa présence à ces moments clés du film ?

Les moments qui sont restés dans le film sont ceux des personnes qui vivent dans une violence qu’ils n’ont pas choisie. Ils sont dépossédés de leur territoire et cette situation les rend très vulnérables. Ils ne sont pas désirés par la société, ce qui les oblige à vivre dans l’ombre, alors qu’ils ne sont pas nuisibles, mais ils sont traités tel quel. Leur existence même est une résistance. Et les moments d’allégresse, lorsqu’ils se retrouvent en famille, ou pour fêter une union, sont les seuls moments qui ne peuvent pas leur être dérobés.
Le cirque, en quelque sorte, représente ça pour moi. On vient pour voir des surhumains qui défient la loi de la gravité. D’ailleurs la magie, pour moi, est un art qui vient questionner notre croyance.
Les personnes que je filme, que j’ai appris à connaitre avec le temps, m’ont offert cette magie, celle de comprendre que la perception qui nous est enseignée par la cosmologie occidentale naturaliste, n’est pas la seule vérité. Il y en a plusieurs, et ce monde binaire ne laisse aucune place aux autres.
Ce film éclaire ces mondes tenus à l’ombre et porte leurs couleurs. J’ai pris conscience de toute cette dimension, notamment grâce aux Roms. J’ai vécu avec eux, dans des bidonvilles pendant deux ans et j’ai pu apprendre leur langue et leur cosmologie. Depuis je n’ai jamais plus quitté cette culture qui m’a donné la possibilité de rendre plus vaste la mienne. C’est en me déplaçant, comme on déplace le curseur, sur un territoire mondial, à la rencontre de ces humains que j’ai pu comprendre les raisons de ce clivage. Ce qui motive ma création est de partager l’enseignement que les Roms m’ont offert.
Le système qui nous oblige, n’a aucun sens, encore plus quand on essaye de le comprendre.
Aussi, les nuits où les familles peuvent dormir en paix est une bénédiction et l’aube, une nouvelle naissance pour des personnes qui vivent ainsi, où chaque instant compte.

Le film est aussi rythmé par la présence d’une discrète composition musicale. Comment l’avez-vous travaillée avec les images ?

Là aussi, je provoque le hasard avec un montage chaotique et je reste attentive aux associations qui surgissent. Le montage son, comme le montage image, est très intuitif et impressionniste.
Je travaille beaucoup avec le son direct et des enregistrements faits depuis mon téléphone.
Une fois que j’ai eu, à peu près, le film en place, j’ai utilisé des compositions d’un ami compositeur tunisien : Rami Harrarbi, qui m’a proposé de mixer mon film en incluant ses magnifiques musiques.

Entretien mené par Louise Martin Papasian

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Fiche technique

France, Allemagne / 2024 / Couleur / 36'

Version originale : roumain, arabe, japonais, français, tzigane, kurde
Sous-titres : français, anglais
Scénario : Amie Barouh
Image : Amie Barouh
Montage : Amie Barouh
Musique : Rami Harrari, Marian Badoi, Mihai Pirvan
Son : Rami Harrari, Pierre Carrasco, Amie Barouh
Avec : Heneko Blue, Mathias Barbaud, Les Tandereis Les Tandereis

Production : Narimane Mari (Centrale électrique), Corinne Castel, Amie Barouh (No company)
Contact : Narimane Mari (centrale electrique)

Filmographie :
Installation : Contrechant – 2022 – 26′
Bari mageia – 2022 – 19′
Lost dog – 2020 – 11′
Je peux changer mais pas a 100% – 2019 – 41′