« Et quand on me demande “C’était comment, hein ? ”, je dis “Rien” ». La femme qui prononce cette phrase, immobile face caméra, se met à gravir les marches d’un escalier, bientôt rejointe par une autre femme, puis une troisième. Ils sont finalement six femmes et un homme, vêtus de la même tunique blanche, à monter et descendre les marches d’escaliers qui ne mènent nulle part : éléments de décor nus et géométriques distribués dans l’immense espace intérieur, tout aussi nu et géométrique, d’une architecture industrielle moderne. Les corps s’immobilisent parfois à tour de rôle puis se remettent à monter ou descendre au même pas cadencé, hiératiques. Land ohne Worte est la traduction cinématographique d’un texte de la dramaturge allemande Dea Loher : une femme peintre médite sur son art, sur l’art et son histoire, plus précisément sur les possibilités et les impossibilités pour l’art de représenter la réalité d’un monde violent, ravagé par la guerre. À l’origine monologue à la première personne, le texte est ici distribué entre les sept performeur·euses, qui se relaient pour le réciter. Ce principe de fragmentation et de démultiplication affecte tous les éléments du film : le personnage divisé en sept corps, visages et voix, les éléments de décor, mais aussi la mise en scène et le découpage, soumis à une variation infinie des points de vue et des échelles de plan. Quel art ? Pourquoi l’art ? Quoi peindre ? Refaire Hockney avec des corps estropiés ? Des couteaux apparaissent dans les mains ou plantés dans les escaliers : pour écorcher les corps, s’auto-mutiler, déchirer les toiles ? Des mots dépliant sans fin la même inquiétude, un pays sans mots : ce qu’interroge ce film dense, austère, impressionnant, c’est la possibilité même de décrire, nommer, représenter la réalité d’un monde où « toute chose reconnaissable disparaît ». Antoinette Zwirchmayr a façonné rien moins qu’une version contemporaine des Prisons imaginaires de Piranèse. Prisons que Marguerite Yourcenar décrivait comme un « monde factice, et pourtant sinistrement réel, claustrophobique, et pourtant mégalomane, qui n’est pas sans nous rappeler celui où l’humanité moderne s’enferme chaque jour davantage… ». On y est.
Cyril Neyrat