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LA PRUNELLE ROUGE

Pierre Louapre

Dans un site archéologique abandonné au coeur de Marseille, le réalisateur enregistre les traces laissées pas les habitants de passage, dans la beauté fortuite des matelas et des couvertures entassées il retrouve un écho des gisants. Nous entrons ainsi dans l’univers de Pierre Louapre, dans sa recherche autour des angles morts de nos géographies quotidiennes: les terrains vagues, les ruines, les squats. Son regard se pose sur les empreintes laissées par celles et ceux qui sont renvoyés vers ces lieux à l’écart, ainsi que sur les objets qui en gardent la mémoire intime. Dans un geste de cinéma personnel et libre, Pierre Louapre fixe la grâce cachée et éphémère de ces espaces d’altérité qui fleurissent dans les fissures des normes et du contrôle.

Margot Mecca

Dans votre film, les photos, les textes écrits, les images animées et la voix s’entremêlent pour créer un tissu cinématographique complexe. Vous parvenez à transmettre un point de vue politique radical avec une expression poétique. Pouvez-vous nous décrire votre processus créatif, la manière dont vous façonnez ces différents éléments ?
Dans les deux parties du film, nous percevons la stratification du temps à travers des traces et des souvenirs émergeant d’une cartographie sensible des espaces marginaux et invisibles généralement négligés dans notre société. Comment avez-vous travaillé au montage pour construire cette complexité de temps et d’espaces ?

Le « point de vue politique radical » me gêne. J’ai peur qu’on se méprenne. Ma seule véritable radicalité politique est dans ma façon de faire.
La prunelle, c’est ce qui vous est offert au bout d’un long processus de maturation. Remarquez bien, elles étaient mûres, à point, le bon jour, j’avais faim. Et j’avais encore du chemin à faire. Et le feutre bleu avec lequel a été écrite cette feuille que je filme peu de temps après a été trouvé sur place, par terre. Après avoir quitté le prunelier pour me rendre à l’étape suivante.
Si c’est aussi simple, c’est aussi très compliqué. C’est l’innocence du désir et j’y arrive. Je retombe toujours sur mes pieds. Mais, c’est pas des façons me direz-vous ? Si, ça en est, c’est ça qui est sérieux. C’est l’enfance.
Mon travail artistique a commencé par l’écriture. Ensuite il y a eu le besoin de mettre un peu de chair. J’ai commencé à dessiner, tracer en quelques croquis à l’encre de chine ce qui pouvait être théâtralisé. J’ai abouti à des squelettes d’encre et des spectres. Ensuite, la photo est arrivée. Il faut peut-être un millième de seconde pour voir mais il faut regarder ce qu’on a vu. Il faut penser la photo. Cela prend parfois des années car elle plonge dans nos propres abîmes. A force de photographier, une lassitude. Et l’appareil a fini par me tomber des mains. J’ai trouvé alors une petite caméra et suis entré dans un processus plus léger, plus superficiel : le cinéma étant plus ordinaire avec toutes ses possibilités mais aussi presque plus sensitif et charnel. Il me permet d’arriver aux sensations. Je photographiais comme on filme, des sortes de longs plans séquences et maintenant je filme comme on photographie.
Quant au montage… En fait on est perdu au milieu de toutes sortes de matériaux qui nous submergent : feuilles de papier empilées, réécritures diverses. De même pour les photos : boîtes de photos, piles de photos. Evidemment, tout se heurte. Ma méthode de montage, puisque c’est plutôt là que ça se situe, est très inspirée de ma méthode de sélection des photos. Compulsion incessante, composition de séries. Ecritures et commentaires là-dessus. On pourrait appeler cette manière de compulser incessante : compulsation. Des années que ça dure, que l’on se bat avec ces photos, ces écritures.
Les strates qui s’accumulent ne se programment pas. En tout cas, n’ont pas été programmées. Il y a forcément de l’aléatoire dans la manière dont elles tombent parfois les unes sur les autres, sommeillent longtemps. Il me semble que c’est un peu pareil dans mon processus créatif. Il y a l’inscription d’autres réalités à d’autres réalités. Je ne suis pas. Je fais exister quelque chose.
Evidemment, la matière que je traite n’est pas toujours très noble, je veux dire socialement. Mais moi, elle me paraît très noble parce qu’écorchée, et par là extrêmement sensible. La première impression est que ça ne me concernait pas, que ça ne reflétait que trop peu. Je n’ai pas envie de parler de misère. Ça vous enferme, ça prend le dessus, ça submerge, ça prend trop d’importance. Finalement, on peut dire que ça vous réduit au silence. Disons que je vais vers les espaces qui m’attirent, je déambule et le pense en marchant. Et j’écris parfois en marchant… Disons que c’est l’incise. C’est souvent par là que j’entre dans le monde. Après il y a forcément là où la vie vous emmène, de manière parfois contrainte. Comme si vous étiez le captif… ou le somnambule… qui rêve de son histoire et revient sur les lieux…

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Fiche technique

France / 2024 / Couleur / 57'

Version originale : français
Sous-titres : anglais
Scénario : Pierre Louapre
Image : Pierre Louapre
Montage : Remy Luc Saunier
Son : Pierre Louapre

Production : Lo Thivolle (Le Polygone étoilée / Film flamme)
Contact : Lo Thivolle (Polygone etoilé / Film flamme)