If I fall, don’t pick me up retrace la vie et l’œuvre de Samuel Beckett, à travers le prisme de sa relation avec le metteur en scène allemand Walter D. Asmus. Le film documente leur relation de travail autour des pièces de Beckett et le développement de leur amitié. Où ce film et son sujet puisent-ils leur source ? Dans quelle intuition, quel désir ou quelle curiosité ?
Le film trouve son origine dans la relation extraordinairement étroite que Samuel Beckett et Walter Asmus ont développée pendant les quinze années au cours desquelles ils ont travaillé ensemble. Beckett avait 68 ans lorsqu’ils se sont rencontrés, et Asmus 32, mais ils se sont tout de suite merveilleusement entendus sur la façon d’interpréter l’œuvre du dramaturge. Deux ans à peine après leur rencontre, Beckett renvoyait régulièrement vers Asmus les personnes qui souhaitaient monter une de ses pièces, en particulier En attendant Godot.
J’imagine que Beckett était conscient de la sagacité avec laquelle Asmus interprétait son œuvre : les nuances, les pauses, le ton. Autant d’éléments primordiaux. Naturellement, les deux hommes sont devenus très proches au fil des ans, mais j’ai surtout été frappé par le fait que leur amitié soit née par le travail. C’est l’œuvre qui a donné naissance à leur amitié, un fait rare qui méritait d’être reconnu.
Il ne s’agit donc pas d’un portrait de Beckett, mais plutôt de la description d’une relation et de ses caractéristiques : fidélité, pudeur, rigueur et humour. Êtes-vous d’accord, et pouvez-vous commenter cet aspect ?
Lorsque j’ai rencontré pour la première fois Walter et la productrice Candice Gordon [qui nous a réunis] pour parler du projet, j’ai dit que je ne voulais pas faire un film « sur » Beckett, mais plutôt un film que Beckett aurait eu envie de voir. Il existe déjà une multitude de documentaires érudits sur l’homme, son œuvre, son influence, sa pertinence, et je n’avais nullement l’intention d’apporter ma pierre à cet édifice. Mais le Beckett que Walter Asmus connaissait, je ne l’avais jamais vu à l’écran. J’ai eu le sentiment que si j’arrivais à saisir le ton de l’œuvre de Beckett tel que Walter Asmus le ressentait, et à filmer les lieux et les traces de leur relation de travail, je pourrais peut-être mieux appréhender l’essence de la tâche qu’ils ont accomplie ensemble. Je pourrais, pour ainsi dire, remonter à la source.
Le film repose principalement sur deux types de ressources filmiques : des lieux et des archive. Pouvez-vous parler de vos recherches, de la façon dont vous avez sélectionné vos sources, à la fois dans les archives et dans les villes (notamment Berlin) ?
C’était sans nul doute l’aspect le plus intimidant du projet : trouver la bonne approche. J’éprouve une admiration sans bornes pour Samuel Beckett et Walter Asmus, mais comment diable en faire un film ? Rencontrer Walter pour la première fois avait déjà été un moment incroyablement émouvant pour moi. Mais me retrouver ensuite dans son bureau à consulter la copie du texte d’En attendant Godot avec ses indications scéniques ; le texte original de la production de Godot au Schillertheater de Berlin en 1975 ; et les textes originaux de Trio du fantôme et …que nuages… sur lesquels Beckett et Asmus avaient travaillé en 1977, c’était absolument fascinant. Puis Walter m’a montré les notes manuscrites que Beckett lui a laissées, il m’a ouvert ses archives, tout en soulignant calmement l’importance de ce travail pour Beckett. C’était vertigineux. Quelle expérience extraordinaire !
J’ai commencé par filmer autant d’archives que possible, aussi fidèlement et respectueusement que possible. En cas de doute, il faut filmer. La caméra sait toujours ce qui vaut la peine d’être regardé. Puis j’ai entamé des recherches sur le temps que Beckett a passé en Allemagne, les endroits où il est allé, etc., notamment dans les biographies de Bair, Cronin et Knowlson, en recoupant les informations à l’aide de sa correspondance publiée, et lors de discussions avec Walter Asmus. C’est ainsi que j’ai découvert le restaurant Giraffe, qui venait de fermer pendant la pandémie de Covid, et qui restait donc complétement inoccupé en plein milieu du Berlin de Beckett. J’ai eu l’impression, lors de cet après-midi d’hiver glacial, que le décor d’une pièce de Beckett m’attendait pour filmer. D’autres lieux aujourd’hui décrépits, comme les anciens locaux de la SDR à Stuttgart, semblent être des métaphores de ce qu’il advient d’une œuvre – en particulier dans le domaine des arts vivants – lorsque les metteurs en scène et les acteurs nous ont quittés. Des vaisseaux fantômes de l’imaginaire collectif.
Pouvez-vous expliquer la façon dont vous avez abordé le son du film ? Il n’y a aucun son d’archive, par exemple. Seulement le son d’ambiance des lieux tels qu’ils sont aujourd’hui. Pouvez-vous décrire ou expliquer votre approche du son ?
Le son est soit une distraction artificielle, soit un accompagnement ambiant de votre environnement direct ou attenant. J’ai filmé avec une caméra Arri 16S du début des années 1960, un appareil magnifique mais très bruyant. Après avoir tourné une scène, je demandais toujours au preneur de son de s’installer à la place de la caméra et de regarder ce que je venais de filmer. D’absorber les choses, d’écouter calmement.
Il n’y a qu’une personnalité vivante dans le film : Walter D. Asmus, aujourd’hui un homme âgé. Vous le mettez en scène et vous le filmez d’une façon à la fois très intime et minimaliste, dans un décor très précis. Comment avez-vous travaillé sa présence à l’écran, avec quelles indications ?
Samuel Beckett a eu la sagesse de ne jamais donner d’interviews. Il laissait son travail parler de lui-même. Je pense que le travail que Beckett et Asmus ont accompli ensemble parle également de lui-même, bien mieux que je ne saurais le faire. Lorsque je réfléchissais à la meilleure façon de filmer Walter Asmus, je suis tombé sur une « interview silencieuse » de Samuel Beckett tournée par à une chaîne de télévision suédoise en 1969, alors qu’il venait de recevoir le prix Nobel de littérature. Le dramaturge était en Tunisie à ce moment-là, et il n’a consenti à se laisser filmer qu’à la condition qu’on ne lui pose aucune question. La séquence dure environ une minute et demie, mais elle saisit parfaitement la personne de Beckett à cet instant précis. Si vous avez une caméra, souvent, les mots sont inutiles.
Je voulais filmer Walter Asmus de façon silencieuse, plus de cinquante ans après que Beckett a choisi de répondre ainsi à la reconnaissance internationale de son œuvre. Je voulais conserver l’intégrité du travail de Beckett et Asmus à l’unisson, et dans une harmonie silencieuse. Ils attendent, tous les deux.
Même si le récit couvre la fin de la vie de Beckett, du début des années 1970 jusqu’à sa mort en 1989, En attendant Godot occupe une place particulière dans la structure de ce film. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Même s’il s’agit de sa pièce la plus célèbre, En attendant Godot reste l’œuvre la plus énigmatique de Beckett. Entre 1951 et 1954, il a écrit Molloy, Malone meurt, Watt, En attendant Godot et L’Innommable : un phénoménal élan créatif. Toutes ces œuvres les plus célèbres. Et au cœur de tout cela se trouve donc Godot, sa première et plus longue pièce. Le fait qu’elle soit destinée à la scène la rend à première vue plus accessible, mais nombreux sont ceux qui la trouvent incompréhensible, car elle refuse de s’expliquer, ou de révéler sa « signification ».
Aux dires mêmes de Beckett, cette pièce lui a été inspirée par un tableau de Caspar David Friedrich de 1819 intitulé Zwei Männer in Betrachtung des Mondes (Deux hommes contemplant la lune), que Beckett a vu à Dresde en 1937. J’ai choisi d’imaginer que Caspar David Friedrich a peint Samuel Beckett et Walter Asmus travaillant ensemble sur En attendant Godot, cent-cinquante ans avant leur rencontre.
Vous êtes un cinéaste irlandais qui vit et travaille à Berlin depuis des années. Ce dernier film, tourné principalement et en toute logique en Allemagne, s’ouvre et s’achève sur des paysages irlandais. Il serait tentant de déceler une dimension très intime dans le film, même si son sujet semble moins « personnel » que celui de certains de vos précédents projets (Saturn and Beyond, How I became a communist). On pourrait même y voir une sorte d’autoportrait indirect dans votre façon d’aborder la vie et le travail de Samuel Beckett en Allemagne. Êtes-vous de cet avis ? Pouvez-vous nous éclairer sur cette dimension du film ?
C’est une question intéressante, et assez révélatrice de votre perception en tant que spectateur. Les films que vous mentionnez ne sont en fait pas si personnels, de mon point de vue ; ils utilisent seulement des évènements personnels pour raconter des histoires assez vastes et universelles. Dans les deux films, j’ai essayé d’être aussi détaché et objectif que possible vis-à-vis du sujet particulier représenté. Nous sommes tous confrontés à la maladie et à la mort, et nous connaissons tous le sentiment démoralisant d’être face à un désert politique qui semble bien incapable de faire pousser quoi que ce soit.
Pour ce film, aussi détaché qu’il puisse paraître à première vue, je me suis profondément investi dans la signification des contributions des personnes impliquées. Ma première rencontre avec l’œuvre de Samuel Beckett remonte au jour où j’ai vu En attendant Godot dans une mise en scène de Walter Asmus au Gate Theatre de Dublin dans le cadre du Festival Beckett de 1991. J’ai été bouleversé par cette expérience, qui m’a laissé sans voix et a eu un impact considérable sur ma vie. C’était à l’époque et cela demeure l’une des influences les plus significatives de ma vie. Lorsque je l’ai rencontré pour la première fois il y a deux ans, j’ai dit à Herr Asmus que c’était grâce à son interprétation de Beckett que je me tenais devant lui en tant que cinéaste. Depuis ce jour d’octobre 1991, l’œuvre de Samuel Beckett a eu une influence durable sur ma vision, mes pensées et mon travail.
Le paysage au début et à la fin du film est celui des montagnes de Dublin, qui surplombent l’endroit où j’ai grandi. Nous y allions souvent en famille lorsque j’étais enfant. Beckett a grandi tout au bout des montagnes de Dublin, et il avait l’habitude d’y faire de longues promenades avec son père dans son enfance. Après que ma mère m’a emmené voir En attendant Godot, elle a encouragé mon intérêt pour Beckett en m’offrant un livre sur lui à Noël : Beckett Country d’Eoin O’Brien. Le deuxième chapitre est consacré aux montagnes, et quand je pense à Godot, je pense toujours aux montagnes de Dublin. C’est peut-être la raison pour laquelle l’œuvre de Beckett ne m’a jamais parue obscure ou impénétrable, elle me semble au contraire très familière. Presque locale. C’est pourquoi j’ai pensé qu’il serait logique de montrer les montagnes de Dublin au début du film et avant de présenter la scène de The Gate.
Filmer à cet endroit a été pour moi une expérience surréaliste : me tenir sur cette scène, avec ce décor, et diriger Walter Asmus – qui est à mon avis le plus grand metteur en scène de théâtre vivant – dans son décor de la pièce emblématique de Beckett. C’était comme si je me trouvais à Monument Valley et que je dirigeais John Ford dans un décor de western. Comment ai-je pu avoir la chance de faire une chose pareille ? C’est à peine croyable.
Propos recueillis par Cyril Neyrat