• Compétition GNCR

CHAOS

Sara Fattahi

« Chaos » désigne bien sûr la cause, sinistre cause, de tout ce dont il est question ici, la guerre, celle qui dévaste en Syrie un pays, un peuple. Mais « chaos » en désigne aussi les conséquences : le sans repère, l’exil, l’égarement, la folie, le mutisme, les maigres exercices de survie. C’est à suivre trois femmes que nous invite Sara Fattahi pour son second long-métrage. Une femme d’un certain âge, cloitrée dans son appartement à Damas, répète des rituels domestiques, manière de maintenir auprès d’elle son fils assassiné. Une seconde, exilé dans la froideur de la Suède, ne cesse de peindre pour exorciser les démons. Une dernière, silencieuse, erre dans une Vienne qui paraît désertée : métro, musée, appartement vide. Et l’on entend parfois, en off, la voix de l’écrivaine autrichienne Ingeborg Bachmann dont on sait combien elle a œuvré, dans un contexte d’après guerre, à une langue lavée des outrages du passé. Si semblable montage peut faire songer à d’autres fabriques de témoignage, et des plus dignes, il est néanmoins flagrant que Sara Fattahi, à l’exemple de Bachmann, cherche ailleurs, presque à tâtons, pour façonner un langage cinématographique singulier. C’est comme si le secret en était le véritable moteur et que les portes, les fenêtres, les vitres, l’orée de la forêt, les seuils en tous genres qui ne cessent de ponctuer Chaos en étaient les gardiens. Film éminemment bouleversant où la guerre finit par céder la place à tout autre chose : le portrait en clair-obscur de ce que pourrait signifier le chaos au cœur de l’ouvrage féminin. (J.P.R.)

Deux femmes racontent leur histoire. Comment les avez-vous rencontrées ? Est-ce qu’elles se connaissent ? Comment ont-elles réagi à l’idée de raconter leur vie ?
Alors que je m’occupais de la postproduction de mon premier film, Coma, à Beyrouth, j’ai brièvement rendu visite à ma famille à Damas, et j’ai appris que la meilleure amie de ma mère avait perdu son fils. Lorsque je lui ai rendu visite pour la première fois, j’ai découvert qu’elle vivait recluse dans son appartement à Damas. Elle oscillait entre élans de révolte et moments d’abattement, entre conscience et apathie, suite au meurtre et à la décapitation de son fils dans la capitale syrienne. Après l’avoir revue plusieurs fois, j’ai senti chez elle le besoin de se confier à une personne proche d’elle, de partager sa colère, et c’est pourquoi je lui ai demandé de participer au film. Le deuxième personnage du film est une amie à moi, installée en Suède depuis cinq ans. Elle a fait le choix de se couper du monde, de s’enfermer dans la peinture, dans l’espoir que ses tableaux lui permettent un jour de se débarrasser de l’image de son frère, lui aussi tué en Syrie. Quand je lui ai parlé de mon projet de film, nous avons découvert tous les sentiments et les expériences que nous avions en commun. Je me suis rendue en Suède et j’y suis restée deux semaines. Elle m’a décrit sa situation, émotionnellement et visuellement. Les deux femmes ne s’étaient jamais rencontrées, mais je me suis rendu compte que, même si je n’avais plus accès à Damas, j’avais toujours ce lien fort avec elles, et à travers elles, métaphoriquement, avec ma ville.

À l’exception d’une séquence dans la forêt, les deux femmes sont surtout filmées en intérieur. Qu’est-ce qui a déterminé ce choix ?
Chaos est la deuxième partie d’une trilogie, après Coma. Tout le premier opus se déroule dans un lieu unique, comme dans une prison. Mes personnages dans Chaos sont eux aussi emprisonnés, d’une certaine façon. Même si le personnage de Bachmann déambule dans Vienne, elle se déplace comme dans une bulle. C’est pourquoi j’ai décidé de tourner le film dans des espaces clos et exigus. Pour moi, vivre dans un pays étranger m’évoque visuellement des images comme celles du souterrain, ou du tunnel. Quand on a l’impression que toute possibilité de vivre en paix sur cette planète a disparu à jamais, tout l’espace du monde ne saurait suffire. À la fin de Chaos, mon amie m’emmène dans la forêt. Curieusement, la forêt est un espace à la fois ouvert et clos, puisque, comme elle l’explique : « La forêt est uniforme ; les arbres sont si proches les uns des autres, comme entassés. On peut facilement s’y perdre. »

Vous introduisez également le personnage d’une femme occidentale aux allures de fantôme, qui ne parle jamais et qu’on ne voit que dans des lieux publics. Pourquoi cette présence extérieure, qui ne partage pas l’histoire des autres femmes ?
Alors que les deux femmes syriennes parlent sans détour, la troisième ne le peut pas : puisque je suis ce troisième personnage, je devais trouver une autre voix que la mienne. J’ai trouvé cette voix par le truchement d’une autre femme, qui a elle aussi été contrainte à l’exil, et qui s’est également beaucoup exprimée sur les conflits intérieurs et les tourments que ce statut engendre : Ingeborg Bachmann, une poétesse autrichienne, morte en 1971. Il n’est pas nécessaire de connaître l’identité de cette femme. Ce personnage est plutôt un fantôme fugace, un esprit qui m’accompagne dans Vienne – et qui, en même temps, entretient de nombreux liens avec l’intrigue. Elle soulève même l’idée du double, qui est bien sûr sa fonction dans le film.

Le film s’ouvre sur des images du Musée d’histoire de l’art de Vienne, le Kunsthistorisches Museum, et finit sur des images d’un appartement et une dédicace à Hans Hurch, ancien directeur de la Viennale, le Festival International du Film de Vienne, mort il y a deux ans, et qui vivait dans cet appartement. Pourquoi cette figure est-elle si importante, dans un film qui traite principalement de l’expérience de la guerre de femmes syriennes ?
Quand Hans a su que j’étais à Vienne, pas comme simple touriste mais pour tenter d’y vivre, c’est la première personne que j’ai vraiment appris à connaître, puisqu’il m’a guidée et aidée dès les premiers instants. Nous avons échangé sur ce film quand je me suis installée ici, et nous sommes devenus amis. C’est donc le moins que je puisse faire pour un ami qui m’a tant soutenue.

Propos recueillis par Nathan Letoré

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Fiche technique

Autriche, Syrie, Liban, Qatar / 2018 / Couleur / 95'

Version originale : arabe, allemand. Sous-titres : français. Scénario et Image : Sara Fattahi. Montage : Raya Yamisha. Musique : Nadim Husni. Son : Sara Fattahi, Bruno Pisek. Avec : Raja, Heba.

Production et Distribution: Little Magnet Films (Paolo Calamita).

Filmographie : Coma, 2015.