Tatjana Fanny, vous vous êtes déjà intéressée à l’espace domestique dans votre précédent film, dans lequel vous filmiez aussi votre propre foyer. Dans quelle mesure le considérez-vous comme un cadre d’expérimentation cinématographique idéal ?
Il s’agit pour moi d’explorer en quoi les espaces que nous habitons nous façonnent et comment nous les façonnons en retour. Pour moi, la maison d’enfance se démarque de tous les autres espaces domestiques. C’est l’un des espaces qui influent le plus sur nos vies, car il abrite nos premiers rêves et souvenirs tout en forgeant notre rapport au monde extérieur. Même si les gens et le contexte peuvent changer, l’empreinte physique et émotionnelle de l’enfance demeure relativement stable. Cette cohérence crée un cadre solide pour explorer comment notre milieu originel nous façonne plus tard, tout en évoquant un sentiment d’intemporalité. C’est bien là la qualité de la maison d’enfance : sa défiance de notre compréhension du temps lui confère, à mon sens, un intérêt cinématographique particulier.
Rafael Manuel, vous avez choisi de braquer votre caméra sur votre propre foyer et votre propre famille. S’agissait-il d’un projet à long terme ? Comment les membres de votre famille et les employé.es domestiques ont-ils réagi à cette idée ? Comment avez-vous travaillé avec ell.eux ?
Oui, 102 Narra est né d’un projet à long terme. Je voulais explorer le rôle de la famille en tant qu’élément constitutif de la société et pourquoi la famille nucléaire est capable de produire les individu.es corrompu.es qui composent une société philippine brisée. La macro-corruption sociétale prend-elle racine dans les micro-répressions qu’instillent les relations hiérarchiques inhérentes à la structure familiale en chacun.e d’entre nous ? À bien des égards, on peut aussi voir ce film comme un prélude à Patrimonio, un projet de long métrage sur lequel je travaille actuellement.
Les membres de ma famille et nos employé.es domestiques sont assez habitué.es à être filmé.es (iels apparaissent déjà dans mon film précédent, Filipiñana), mais 102 Narra a un peu plus repoussé leurs limites, car nous avons introduit la caméra dans un espace encore plus intime. Et honnêtement, je ne savais pas vraiment comment iels réagiraient, ni l’impact que cela aurait sur moi, de filmer ma famille de si près pendant si longtemps. Comme vous pouvez le voir dans le film, ma famille est assez réservée et ne communique pas beaucoup.
Je suppose que tout l’artifice d’un film qui s’immisce entre nous (le fait de les filmer, puis de leur montrer le film) a permis d’approfondir nos échanges de bien des manières, de montrer en quoi nous sommes le reflet les un.es des autres.
102 Narra n’est pas un documentaire au sens strict. Vos choix formels (plans fixes, durée des plans larges, situations, minimalisme du dispositif) initient une forme de distance sociologique envers l’organisation de la vie quotidienne dans ce quartier résidentiel fermé. Quelles ont été les étapes de travail ? Un temps d’observation a-t-il été nécessaire ?
Le quartier résidentiel fermé où se déroule 102 Narra, son environnement contrôlé où la prévisibilité des routines quotidiennes lui confère une qualité statique et satirique, nous a permis d’observer et de réfléchir au milieu intime de sa maison d’enfance d’une manière qui pourrait être décrite comme « distanciée ». À toutes les étapes, nous nous sommes concentré.es sur l’observation et l’enregistrement des routines, en se rapprochant lentement depuis l’extérieur, où les employées domestiques arrosent le jardin chaque matin, jusqu’à l’intérieur de la maison, où la famille se rassemble chaque soir.
Les conversations domestiques habituelles sont absentes. Il y a très peu de dialogues, et pas de voix off. Les quelques bribes de conversation se mêlent au paysage sonore général. Le traitement sonore, qui est aussi très précis, contribue à une sorte de distanciation tendre et ironique. Certains éléments semblent être amplifiés ou percer le calme ambiant empli de chants d’oiseaux exagérés. Comment avez-vous construit cette bande-son ?
Vous l’avez peut-être remarqué, les seules vraies conversations représentées dans le film se produisent en dehors du foyer : Girlie dit à son enfant de rentrer à la maison alors qu’elle sort le chien de la famille, et ma mère vend une maison à un jeune couple. De par notre utilisation modérée des conversations/dialogues au sein du foyer, nous cherchions à dépouiller le paradigme familial de cet artifice pour mieux explorer ce qui reste dans cet espace.
Comme vous le mentionnez, le traitement sonore du film est très précis et intentionnel. En construisant le paysage sonore, nous avions clairement en tête la notion de naturalisme chez Deleuze et la découverte de formes d’expression sonique à même d’étendre et d’accentuer la réalité de 102 Narra à travers le surréalisme idiosyncratique.
Une certaine iconographie occidentale de la famille se manifeste dans 102 Narra : effigies de la Sainte Famille, extraits de la série américaine à succès « Sept à la maison ». Pouvez-vous nous parler de ces différentes représentations en lien avec la structure familiale telle qu’elle est présentée dans 102 Narra ?
Il y a un dicton dans mon pays : « 300 ans au couvent, 30 ans à Hollywood », qui fait référence à l’histoire coloniale philippine, d’abord colonisée par l’Espagne au XVIe siècle, puis par les États-Unis au tournant du XXe siècle. Et je pense que ce dicton est aussi très pertinent lorsque l’on regarde l’importance donnée à la structure familiale dans mon pays : le paradigme familial est tenu en si haute estime dans mon pays que les effigies de la Sainte Famille ornent l’entrée de chaque famille philippine, riche ou pauvre, et il ne fait aucun doute qu’on le doit à nos racines coloniales espagnoles. Mais à y regarder de plus près, la période de colonisation suivante, 300 ans plus tard, par les États-Unis, explique peut-être pourquoi les Philippines sont le seul pays au monde (en dehors du Vatican) où le divorce est encore illégal. L’énorme emphase médiatique étasunienne, après la Seconde Guerre mondiale, sur la reconstruction de la société à travers la promotion et la propagation de la famille nucléaire s’est répandue aux Philippines, ancienne colonie étasunienne, et l’une des destinations majeures d’exportation de produits et de propagande étasuniens.
Entretien mené par Claire Lasolle et traduit par Ewen Lebel-Canto