Deux acteurs dans ce second film bref de Philip Warnell : le philosophe Jean-Luc Nancy et un poulpe. Le premier est assis chez lui, à son bureau et nous dit, nous lit le corps et ses états, ses étrangetés, ses évidences et ses opacités, en huit chapitres. De ses huit bras, la pieuvre, elle, pousse les vitres de l’aquarium où elle baigne, bocal dressé sur le pont du navire sans équipage et qu’elle paraît piloter à distance. Entre les scènes avec ces protagonistes, on assiste aux gestes d’une transplantation d’organe.
Dans son film précédent, The Girl with the X-Ray Eyes (FID 2008), Warnell explorait les rapports possibles voire surnaturels, impossibles, qu’entretient la vision avec l’intérieur des corps, et se proposait de jouer du don d’une jeune extralucide moscovite. Ici à nouveau, l’anime une question similaire, mais elle étend les régions de son enquête cinématographiée sur le versant de l’animalité d’une part, et de la géographie, voire de la géo-politique, de l’autre. Si l’analyse foisonnante, dense et sinueuse de Nancy, car elle s’imprime d’abord dans le corps d’une langue, marque la cadence, ce n’est jamais pour dicter aux images et les asservir à un régime illustratif. A l’inverse, deux danses se font écho, se distinguent ou se rapprochent : celle d’une langue, d’un événement de pensée, incarnée dans un corps humain au travail de dire, et celle d’un animal, muet, mais agitant comme les chiffres d’un code, pris au piège de la transparence. Ces danses enseignent chacune, à leur manière, les voies d’une odyssée immobile.
Jean-Pierre Rehm
En titre, cette célèbre citation de Nietzsche semble correspondre à Jean-Luc Nancy, célèbre pour sa pensée et notamment pour un texte saisissant où il décrit son expérience de la greffe. Nul misérabilisme ici, ni de la maladie ni de l’âge, un portrait, plutôt, du philosophe en action sous diverses facettes. L’entrée est d’abord biographique : des archives familiales permettent de revenir sur les premières années du philosophe, propices à l’évocation des souvenirs d’enfance et des premiers tabous brisés en secret.
Une fois la source évoquée, c’est le limon en aval : le travail du philosophe, sous toutes ses formes, au quotidien. Simone Fluhr ne nous livre pas un recueil d’interprétation de concepts, mais le portrait d’un penseur dans ses activités quotidiennes. Voilà ici Nancy qui donne une conférence devant des enfants, réagit là à un extrait de film, ou encore répète son rôle dans une pièce de théâtre dont on ne saura rien. Dans une séquence centrale, il reçoit une universitaire avec laquelle il évoque une œuvre portant sur le monde concentrationnaire. Ces situations n’ont pas vocation à dire un impossible dernier mot sur Jean-Luc Nancy, ni à offrir une vision systématique d’une pensée enfin limpide. Il s’agit bien plutôt, en frottant le penseur à la diversité des situations du réel, de dresser un portrait en temps réel de la capacité de la pensée à réagir au monde. Et à s’en emparer.
Nathan Letore